Par Deborah Ostrovsky

ACS-Qc  souhaite rendre hommage à la vie et à l’œuvre de Leonor Caraballo, qui non seulement a laissé un précieux héritage au milieu artistique, mais a aussi inspiré nombre de militants, de chercheurs du domaine médical et de femmes atteintes du cancer du sein. Leonor aura fait équipe dans la création avec son époux, Abou Farman, jusqu’à son dernier souffle, le 24 janvier 2015.  

Le couple Caraballo‑Farman a présenté ses photographies et ses vidéos ainsi que des installations artistiques dans des musées aussi prestigieux que le Tate Modern Museum, le Whitney Museum of American Art et le P.S.1 Contemporary Art Center affilié au Museum of Modern Art (MoMA PS1). Les deux artistes ont reçu de nombreux prix, notamment un fellowship du Guggenheim pour l’Amérique latine et des bourses du Conseil des arts du Canada et de la New York Art Foundation. Toutefois, ce ne sont pas ces récompenses, ni la renommée du couple, ici et à l’étranger, qui m’ont le plus profondément touchée, mais bien l’entrevue qu’a accordée si généreusement Leonor Caraballo à ACS‑Qc au sujet de son cancer du sein et de son projet artistique : Object Breast Cancer. Je regrette d’ailleurs de ne pas avoir eu l’occasion de discuter avec elle de ses réflexions sur la maladie souvent associée à des campagnes menées par l’avarice d’entreprises sans scrupules. Grâce à l’utilisation des technologies novatrices, Leonor Caraballo a remis en question notre façon d’aborder le cancer du sein et ouvert un débat nécessaire sur la santé des femmes.

Le projet Object Breast Cancer explore la réalité matérielle des tumeurs cancéreuses du sein à l’aide d’images numériques tirées d’examens par résonnance magnétique de diverses patientes. Ces images bidimensionnelles ont été transformées en sculptures à l’aide d’une imprimante 3D, laquelle leur a donné volume et forme en plus d’en dévoiler les moindres détails. Le résultat est éloquent : les tumeurs modélisées révèlent leurs formes asymétriques et la nature tentaculaire de leurs appendices; profondément uniques, à l’instar du corps des femmes chez qui elles se développent, toutes les masses cancéreuses diffèrent les unes des autres.

Ce projet est né de la curiosité artistique du couple à l’égard du diagnostic de cancer du sein qu’a reçu Leonor en 2008. « Je voulais la voir [la tumeur] », a‑t‑elle expliqué dans une entrevue accordée en 2012 à l’émission radio Studio 360. « Je souhaitais la voir comme un objet… ce que le chirurgien avait réussi à faire en exécutant une double mastectomie, je voulais le faire artistiquement. » [Traduction] Au bout du compte, le projet Object Breast Cancer a démontré que l’art et son financement (dans ce cas, de la Guggenheim Foundation, du Eyebeam Art and Technology Center, de la New York Foundation for the Arts et du Lower Manhattan Cultural Council) pouvaient aussi servir à faire avancer les connaissances médicales. Car malgré les millions de dollars consacrés bon an, mal an, à la recherche de traitements et de remèdes, un grand nombre de femmes atteintes du cancer du sein se retrouvent encore devant une représentation insatisfaisante de la forme que prend la maladie dans leur corps (à l’exception peut‑être de la « tumeur de la taille d’un petit pois », idée souvent évoquée pour décrire la masse elle‑même ou la forme qu’on sent en la tâtant).

Les modèles tridimensionnels créés par le couple Caraballo‑Farman ont réussi à mettre au jour le volume réel et la complexité extrême des formations tumorales en croissance dans le sein. Du coup, ils ont incité les professionnels de la santé à repenser leur façon d’utiliser les images planes bidimensionnelles ou les coupes transversales des tumeurs pour déterminer les traitements de chimiothérapie et de radiothérapie. Après avoir vu les sculptures, le chirurgien et la radiologiste de Leonor, les Drs Alexander Swistel et  Michele B. Drotman du New York-Presbyterian Hospital/Weill Cornell Medical Center, ont cru bon de revoir les caractéristiques des tumeurs sur la foi de ce nouveau mode de représentation plutôt que sur les mesures habituelles. Leurs travaux de recherche, induits par l’œuvre de Leonor et de son conjoint, pourraient mener à une refonte en profondeur du processus décisionnel entourant le traitement des femmes atteintes d’un cancer du sein.

Le couple cherchait aussi à sensibiliser la population à la présence de nombreux agents cancérigènes dans l’environnement, et son projet soulevait d’importantes questions au sujet des perceptions du public et de la compréhension du cancer du sein par les professionnels de la santé. Pour le tandem artistique, entrer dans le monde du cancer du sein, c’est entrer dans un couloir de miroirs foisonnant d’images et d’identités différentes. Le projet Object Breast Cancer se voulait une critique du discours ambiant et de la banalisation d’une maladie mortelle complexe rarement décrite ou représentée sous sa véritable forme.

En collaboration avec le coréalisateur Matteo Norzi, malgré un cancer du sein métastatique, Leonor a commencé le tournage d’un film intitulé Icaros: a vision. Aux dires des deux cinéastes, le film est une histoire sur la peur et son dépassement. On y raconte la vie d’une Américaine atteinte du cancer du sein, Angelina, qui se rend au Pérou pour participer à une retraite chamanique en vue d’affronter sa peur de la vie et de la mort. Le film de Leonor avait entre autres pour objectif de susciter l’intérêt du spectateur pour le travail et le savoir traditionnel du peuple shipibo-conibo du Pérou, dont le mode de vie et les remèdes à base de plantes sont de plus en plus menacés par la destruction de la forêt amazonienne. Malheureusement, Leonor n’aura pas vécu assez longtemps pour voir le film terminé. Son héritage artistique et ses inquiétudes au sujet de l’environnement lui survivent cependant. Des collègues cinéastes de Leonor se sont en effet chargés du montage et assureront la distribution du film. On retrouve tous les détails à ce sujet sur le site Web du film, Icaros: a vision.

On dit que les artistes doivent faire preuve de sagesse et garder leurs distances avec la politique, même si leur vocation les pousse à critiquer ouvertement les forces économiques, culturelles et politiques qui mettent en danger la vérité. « Je ne suis pas certaine d’être devenue une militante, a déclaré Leonor durant l’entrevue qu’elle a accordée à ACS-Qc, quoique je me fasse entendre partout où je le peux et que le projet lui-même ait alimenté les discussions. » Les artistes ne font pas toujours de bons militants, même s’ils participent aux changements majeurs si importants pour la bonne marche d’une société. Durant l’entrevue de Studio 360, Leonor a précisé qu’elle a toujours détesté le rose et que pour elle l’association de cette couleur et des enjeux touchant les femmes est  infantilisante. Leonor Caraballo était d’abord et avant tout une artiste, mais il est évident que ses opinions de se rapprochaient beaucoup de celles d’une militante.  

Il est rare que des artistes s’aventurent avec les mêmes perspectives qu’ACS-Qc sur le terrain miné de la santé des femmes et de la protection de l’environnement. Nous sommes donc extrêmement reconnaissantes à Leonor Caraballo pour le courage et la curiosité dont elle a fait preuve en regardant sa propre maladie en face et en ouvrant ainsi nos horizons sur le pouvoir de l’art dans la remise en question d’idées reçues et dans la guérison des corps et du monde en général.


Cliquez ici pour lire l'entrevue de Deborah Ostrovsky avec Leonor Caraballo.